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Leadership (in)faillible : mission (im)possible ?

Sylvie Deffayet Davrout , Professor, Leadership Development Chair Director

Dans cet article, Sylvie Deffayet Davrout, Professeure à l'EDHEC et directrice de la chaire en Développement du leadership, analyse les rôles et représentations des leaders (et followers) et l'opposition entre infaillibilité et humilité.

Temps de lecture :
9 avr 2024
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Tant que la personne qui dirige est (encore) un être humain, il est difficile de concevoir qu’elle puisse éviter les erreurs. Mais il est possible de les limiter, notamment par la conscience de la responsabilité chez le leader ainsi que par le recours à des expertises extérieures. Posons cependant la question sérieusement, puisque tout le monde – leaders et followers – s’interroge voire croit en ce mythe (1) : est-il possible de diriger sans se tromper ? Que nous apprennent les théories du leadership sur les dirigeants « infaillibles » ?

 

Au commencement était le follower… ou le leader ?

Commençons par les followers justement (2). Une certaine fantasmagorie autour du leader (tout puissant) voudrait en effet le considérer comme infaillible ; c’est le cas quand on valorise le leader charismatique (du grec kharisma), figure de domination quasi-divine que l’on connait encore mieux depuis Max Weber (1995 [1971]) (3). Doté de ce don extra-ordinaire, le charismatique fait recette plus que jamais puisque sa fonction première est de faire les grandes choses que l’on attend de lui, c’est-à-dire des miracles ! Avec un tel don, il ne peut se tromper et on ne peut douter de lui. Le charismatique nous transporte émotionnellement et nous fait oublier en tant que followers, nos ressorts plus rationnels comme notre capacité à examiner les choses objectivement et notre libre arbitre (4). S’en remettre à une vision d’un leader infaillible nous allège du doute et nous procure l’économie de notre responsabilité individuelle qui est parfois pesante. Mais cette croyance nous éloigne du réel et de toutes nos ressources de leadership personnel...

 

Du côté des leaders eux-mêmes, il n’est pas rare de trouver - chez certains - cette vision invulnérable ou toute-puissante d’eux-mêmes. Tout un courant de recherche en leadership s’est consacré à l’étude de l’hubris, cette ivresse de la toute-puissance que l’on retrouve chez certains dirigeants politiques ou économiques de type narcissique (5). Sentiment d’invulnérabilité, quête insatiable du pouvoir liée à un excès d’orgueil ou de vanité qui de l’extérieur a l’air d’être de la confiance en soi, mais qui au fond (de l’individu) n’en est pas : cet hubris ou « overconfidence » conduit la personne à ne quasiment pas tenir compte des avis extérieurs.

 

Sur le plan psychologique, on ignore bien souvent que ce trouble concerne des individus qui présentent des déficits de confiance en eux et qui projettent sur les autres cette absence de confiance. Plusieurs travaux ont montré que de telles personnalités chez les leaders sont dangereuses pour les personnes dirigées (leur niant tout libre arbitre ou droit à l’expression) mais aussi pour leurs entreprises qui bien souvent sont en danger voire disparaissent sous l’emprise d’une vision unique, imperméable au re-questionnement (6). « Il faut savoir dire stop » me confiait récemment un président dont le groupe a englouti depuis 6 ans des millions d’euros dans un projet qui ne fonctionne pas. L’aveuglement, le déni qui s’installent face à de mauvais investissements peuvent conduire à épuiser tout type de ressources. Se réveiller, même tard, en acceptant de s’être trompé est indispensable avant la faillite totale de l’organisation.

 

En somme, quand ces deux représentations se rencontrent - leader qui se voit comme tout puissant (hubris) et followers en demande exclusive de fascination – alors oui « on peut diriger sans – jamais - se tromper ». En fait : sans jamais admettre que l’on a pu se tromper. A ce moment-là, l’organisation, voire la société, sont en danger car les erreurs (incontournables) ne sont plus visibles et ne sont donc jamais corrigées.

 

Heureusement : les humains sont faillibles

Quittons le champ de la psychopathologie du pouvoir pour revenir à une réalité heureusement plus courante, celle du leader faillible ou « autorisé à l’erreur », à la fois par lui-même et par les autres.

 

Commençons par un monde dans lequel l’absence d’erreurs peut tourner à l’obsession: l’arbitrage sportif. De par sa place dans le jeu, l’arbitre se prépare et se forme afin de ne pas se tromper, car la décision juste et un jeu « propre » sont la raison d’être de sa mission. Pourtant il sait qu’avec 200 décisions à prendre en moyenne en 1h30 de match de football par exemple, elles ne pourront pas être toutes complètement justes. L’observation des arbitres sur le terrain de jeu donne à voir concrètement cet exercice de l’erreur « en train de se faire » et, challenge vital : le jeu prié de reprendre aussitôt, malgré l’erreur faite. C’est justement parce qu’ils ont parfaitement en tête cette possibilité de ne pas prendre toujours la bonne décision que ces garants du jeu s’y préparent. Comment ? En faisant de leur faillibilité une ressource et non une faiblesse (au fond, tout le contraire des leaders narcissiques) (7). Cela passe par « refaire le match de ses erreurs ». En revisionnant la vidéo du match avec ses pairs et avec son N+1, l’arbitre va s’appuyer sur ses erreurs d’appréciation pour se former et renouveler sa capacité à décider dans des temps courts et avec une énorme pression sociale sur les épaules. L’ensemble des décisions qu’il a prises vont être évaluées à l’aune d’un contexte global de performance.

 

« Expect the unexpected ». C’est une sorte de mantra chez l’arbitre, assuré qu’il fera face à des situations inédites et qui peuvent ébranler sa conviction, il n’a d’autre choix que de s’en remettre à son intelligence de chaque situation, de s’appuyer sur ses arbitres assistants et sur la VAR (Video Assistant Referee). Mais quoi qu’il en soit, il a conscience de ses limites et il les accepte. Et c’est cette conscience-là qui fait sa force. Cette capacité psychologique, indispensable en leadership, s’appelle l’humilité.

 

Qu’est- ce qu’un leader humble ?

L’humilité, mot dérivé d’humus (la terre), est une compétence psychologique qui repose sur une volonté de se voir avec réalisme et précision et une propension à prendre du recul sur soi (8). Elle repose sur 3 dimensions :

  1. la conscience de soi qui permet d’évaluer objectivement ses capacités et ses limites ;
  2. l'ouverture d'esprit avec la conscience de ses imperfections personnelles (9), l’acceptation que certaines choses échappent à son contrôle (10), l’ouverture à de nouvelles idées et apprentissages tout comme la volonté d'apprendre des autres ;
  3. la transcendance qui permet de dépasser ses limites habituelles et d’établir un lien avec une perspective plus large (11).

 

Les leaders humbles savent et acceptent qu'ils n'ont pas toutes les réponses et, par conséquent, recherchent activement les contributions des autres. Ainsi l'humilité d’un leader se définit par un respect et une estime de soi suffisamment ancrés pour que celui-ci ose partager ses vulnérabilités, faire des demandes et ainsi accéder à de nouveaux apprentissages (12). Cette posture est aussi source de renforcement du leadership en influençant la représentation des followers qui apprécient ce leader accessible, tout simplement humain en somme. Mais elle est aussi une occasion de progresser dans leurs propres compétences à partir du moment où le leader s’appuie sur eux et les sollicite pour partager les responsabilités.

 

Cependant, il est important de ne pas confondre ce concept avec la modestie qui, elle, est axée sur l'extérieur : « Les comportements modestes sont conçus pour diminuer la mesure dans laquelle les gens attirent l'attention sur eux. En revanche, l'humilité fait référence au sentiment qu'a la personne elle-même, qu'elle n'est pas le centre de l'univers » (11).

 

Bonne nouvelle : l’humilité peut s’apprendre, à travers des pratiques telles que le mentorat, le coaching ou la formation et même tout simplement grâce à des moments où l’on refera le match à plusieurs ! Développer une culture de l’erreur, telle que le prônent de plus en plus de chartes d’entreprise, ce serait offrir le plus souvent possible ces moments d’échanges, pour observer avec bienveillance, curiosité et un œil critique, les moments et modalités des erreurs. Une formidable occasion de progresser ensemble dans la solidarité managériale.

 

Références

(1) Les croyances au cœur de la relation leader-follower. Sylvie Deffayet Davrout, 12 fév. 2024 - Harvard Business Review France. https://www.hbrfrance.fr/leadership/les-croyances-au-coeur-de-la-relation-leader-follower-60443

(2) Le followership, face cachée du leadership. Sylvie Deffayet Davrout, 22 nov. 2023 - Harvard Business Review France. https://www.hbrfrance.fr/leadership/le-followership-face-cachee-du-leadership-60324

(3) Économie et Société, Chavy J. & de Dampierre E. (dir.), tome I, Paris, Pocket - « Les trois types de domination légitime », article publié de façon posthume dans les Preußische Jahrbücher en 1922 (MWG, vol. I/22-4) https://www.cairn.info/revue-sociologie-2014-3-page-307.htm

(4) Leadership : l'influence des modèles internes d'autorité. Sylvie Deffayet Davrout, 26 déc. 2023 - Harvard Business Review France. https://www.hbrfrance.fr/leadership/comprendre-le-follower-a-travers-ses-theories-implicites-du-leader-60379

(5) Sadler-Smith, E. et al, (2017). Hubristic leadership: A review. Leadership, 13(5), 525-548. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1742715016680666

(6) de Vries, M.K. (2016). The Hubris Factor in Leadership. In: Garrard, P., Robinson, G. (eds) The Intoxication of Power. Palgrave Macmillan, London. https://link.springer.com/chapter/10.1057/9781137439666_5

(7) "Décider sous influences...Dans la peau de Stéphanie Frappart, arbitre de football féminine internationale". Vidéo de la conférence organisé en janvier 2024 par la Chaire Développement du leadership - https://streaming.edhec.edu/Mediasite/Play/dfd573a5498349b0b67c216af988136a1d

(8) Morris, J.A., Brotheridge C.M., & Urbanski, J. C. (2005). Bringing humility to leadership: Antecedents and consequences of leader humility. Human Relations, 58(10): 1323–1350. https://psycnet.apa.org/record/2005-14454-005

(9) Furey, R. J. (1986). So I'm not perfect: A psychology of humility. Alba House. https://www.abebooks.com/Perfect-Psychology-Humility-Robert-J-Furey/31201035921/bd

(10) Richards, N. 1988. Is Humility a Virtue?, American Philosophical Quarterly 25: 253–259, 1992. Humility. Philadelphia, PA: Temple University Press. https://philpapers.org/rec/RICIHA

(11) Peterson, C., & Seligman, M. E. (2004). Character strengths and virtues: A handbook and classification (Vol. 1). Oxford university press. https://www.apa.org/pubs/books/4317046

(12a) Pour quoi fabriquer des managers réflexifs ? Sylvie Deffayet Davrout, Juliette Fronty, Nicolle Browne. Dans Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels 2017/Supplement (HS), pages 57 à 71. https://www.cairn.info/revue-internationale-de-psychosociologie-de-gestion-des-comportements-organisationnels-2017-Supplement-page-57.htm?ref=doi

(12b) La chaire Développement du leadership propose d’ailleurs un « Parcours Leader réflexif » de 30h https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/centres-et-chaires/chaire-en-developpement-du-leadership/formations-managers/1-parcours-leader-reflexif

 

Photo de Kyle Johnson sur Unsplash

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9 avr 2024
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Dans cet article, Sylvie Deffayet Davrout, Professeure à l'#EDHEC et directrice de la chaire en Développement du leadership, analyse les différentes facettes de ce sujet en puisant dans ses propres travaux et des études récentes.

Découvrez cet éclairage ici :
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